Comme un goût d'antan [19/04/2019]

C'était un après-midi presque comme les autres en ce début de saison de Solares : après une légère collation sous un ciel ensoleillé, je décidais de m'imprégner de l'univers qui deviendrait, l'espace de quelques années au moins, ma patrie d'adoption. Et quel meilleur moyen de connaître un peuple que d'en étudier les écrits ?

D'un pas presque guilleret que m'autorisait mon corps ce jour, je m'approchais d'une bibliothèque modeste des environs. Me rendre dans la plus grande aurait été m'exposer à bien trop d'attention : les yeux en amande n'étaient pas légion, par ici. Aux écrits ancestraux, pouvait-on deviner sur le panneau mural délavé par le temps et les années, au-dessus de la porte que je franchissais, déclenchant l'attendu et délicieux son du grelot.

A l'intérieur, les étagères étaient tout autant recouvertes de livres que de poussière, qui ne devait son attachement aux parois et son peu de présence dans l'air qu'à la clientèle absente des lieux ... ou presque, comprenais-je en observant soupir désabusé et murmures plaintifs du tenancier, qui jonglait du regard entre moi et une autre silhouette dans un coin de la pièce.

Yuan Yi se portait fière aujourd'hui. Reposée, et satisfaite de la paie de son travail de la veille -bien que modeste- elle avait décidé de prendre un brin de repos, abandonnant son armure pour une chemise sans manches, assez légère pour supporter la chaleur douce de cet après-midi.

Son voyage dans les terres silkiennes demandait tact et subtilité. Alors qu'elle n'avait voyagé que sur des indications imprécises des autochtones, l'idée d'une carte lui paraissait maintenant obligatoire. Elle avait du, par une erreur de direction, traverser un bosquet somme toute hostile qui n'avait pas été à son goût.

A cette pensée, elle roula de l'épaule maintenant guérie, profitant de l'ombre de la bibliothèque sombre et fraîche où elle avait trouvé refuge.
Elle se trouvait debout, penchée sur une table où s'étalait une carte de la région, et l'étudiait avec une légère lassitude quand son regard fut attiré par la silhouette gracile qui s'avança dans le bâtiment.

Elle se figea, retenant son souffle, et son cœur se serre en reconnaissant l'arrivante.
Elle n'en montre rien, si ce n'est en rentrant légèrement la tête dans les épaules, comme espérant qu'elle ne la reconnaisse pas en retour.

Comme elle, je m'étais figée. Non de terreur, mais d'étonnement. Mère m'avait dit, alors, que la jeune Zhou Yuan Yi était décédée suite à ses blessures. Jeune et naïve que j'étais, jamais n'avais-je même songé remettre en question sa parole. A l'évidence, nos prochaines discussions mère-fille seraient animées.

Je ne pouvais m'empêcher de laisser s'échapper, le souffle coupé, un sourire surpris et bien trop naturel pour qu'il soit forcé. Yuan Yi n'était peut-être pas Tian Xia, mais elle était une preuve que toute mon enfance n'avait pas encore disparu. Dans une pudeur heureuse, je me contentais de ravaler ma salive et les larmes qui naissaient au creux de mes yeux.

« Yuan Yi ? »

L'immobilisme de Yuan Yi trahissait son hésitation, alors que finalement ses lèvres formèrent silencieusement le nom de Mei Lin, puis un balbutiement tout aussi discret...

Puis elle hocha lentement la tête, sans quitter son vis à vis des yeux, l'expression de son visage se refermant lentement dans une impassibilité sérieuse, et peut-être un peu triste à ces souvenirs révélés si soudainement. Des souvenirs longtemps refoulés.

Sa main quitta la table où elle était appuyée, et elle la posa sur son sternum, saluant d'une inclinaison de buste son amie d'antan, formelle mais respectueuse, presque... comme si tant d'années n'avaient jamais passé.

J'avais envie de me jeter dans ses bras, de tout lui expliquer : son absence, ma vie, Tian Xia ... Mais nous n'étions plus les jeunes femmes d'autrefois. A la place, je me contentais de déglutir à nouveau, en silence, pour mieux l'imiter dans son salut, avec tout le respect qu'il m'était possible d'offrir.

« Je n'y croyais plus ... Je veux dire, je te croyais ... » Je laissais les mots se terminer sur une fin facile à deviner. « Je suis heureuse de te revoir, mais ... Que fais-tu ici ? »

Yuan Yi réprima quelques mots qui voudraient lui échapper. Si elle avait perdu l'habitude de vouloir s'exprimer à voix haute, la vue de Mei Lin lui rappelait douloureusement que celle-ci devait l'imaginer telle qu'autrefois. Sans séquelles.
Frustrée par son incapacité à lui exprimer son dilemme, elle se força à sourire, un sourire retenu mais chaleureux, pour lui prouver qu'elle était bien en vie devant elle.

Puis elle tapota la carte devant elle pour la désigner, et lâcha ses premiers mots, à peine un chuchotement -quoi de plus normal dans une bibliothèque :
« J'explore le monde. Je survis. »

Elle laisse ensuite son regard errer sur Mei Lin, et lui retourne la question d'un geste de la main, pointant de l'index.

Elle chuchotait, et je n'y prêtais pas beaucoup d'attention, n'y voyant qu'une marque de respect pour le lieu de notre rencontre.

« Je ... vais épouser un silkien », lançais-je simplement, tentant difficilement de masquer la honte derrière les mots. « J'explore donc ce qui sera, une majeure partie du temps, mon monde. »

Yuan Yi démontra sa surprise -et son scepticisme- par un sourcil qui se lève, avare en démonstration. Elle s'assit sur une des chaises qu'elle avait négligé en venant ici, et invita d'un geste Lin à faire de même, à coté, ou en face par rapport à la table.

«Pourquoi?»

Un unique mot, chuchoté un peu plus fermement, laissant deviner cette fois une voix moins douce que celle qu'elle avait autrefois. Un ton plus âpre, aussi, bien que sa question ne recèle aucune animosité.
Si Yuan Yi n'avait plus autant de préjugés qu'autrefois, et acceptait que Mei Lin puisse les avoir perdus de même, quelque chose l'intriguait dans ces mots lâchés sans joie.
Elle fixait alors Mei Lin d'un regard pénétrant -en toute amitié- en attendant sa réponse.

« Le devoir », fis-je en retour, sans faire mine de voir ce qui m'avait sauté aux yeux : sa gorge ne s'était pas totalement remise de l'événement. S'il me semblait évident que ce n'était pas la raison de sa disparition, le lui demander maintenant serait, sinon osé, sans aucun doute déplacé.

« C'est une longue histoire, sans doute pour une autre fois », ajoutais-je avec un sourire sincère, pour démontrer poliment que je ne souhaitais pas pour l'instant m'étendre sur le sujet.

« Où habites-tu, désormais ? Au Royaume Austral ? Sorréal, peut-être ? »

Yuan Yi pinça simplement les lèvres à l'évocation du devoir. Elle aurait presque pu oublier son existence.
Elle inclina la tête en signe de compréhension, lentement, puis porta la main à sa nuque, qu'elle massa tout en répondant d'un chuchotement revenu à un timbre plus doux.

«Sur les routes. Je n'ai pas vu Sorréal.»

Elle ajouta après une seconde de silence, non par gêne, mais par une légère réflexion sur sa formulation :

«Mais j'y ai un contact. Un travail potentiel. J'irais un jour.»

Sur les routes. C'était au choix un mensonge ou un message : elle n'avait plus de foyer. S'il était clair que la Yuan Yi du présent n'était plus celle d'hier, je n'avais pas particulièrement envie de m'en séparer si tôt - comme toute autre, elle pouvait être utile sur le long terme, pour moi comme pour l'Empire.

« Désolé pour ces interrogations, mais la déesse nous a permis de nous retrouver. Il me peinerait d'aller contre son intention et de te perdre à nouveau. »

Yuan Yi fit un geste évasif de la main, comme pour écarter les excuses dont elle n'avait pas besoin, puis sourit très brièvement, inclinant la tête de façon douce, pour faire comprendre la réciprocité de ses sentiments.
Elle ne pensait pas rester ici longtemps mais peut-être pouvait-elle mettre à profit cette retrouvaille.

Elle resta silencieuse un instant puis chuchota durement, le visage fermé et refusant d'afficher une émotion à ses paroles.

«Est-ce que tu l'as revu? Ma soeur.»

Je secouais doucement la tête.

« Pas depuis l'événement. » J'avais hésité entre accident et attaque, décidé d'en prendre plus commun, moins direct, afin d'éviter tout retournement de couteau. Yuan Yi n'avait pas l'air de vouloir jouer la victime, mais je doutais qu'elle souhaite, comme sa famille, que l'on fasse passer tout cela pour un malentendu entre deux soeurs.

« Que comptes-tu faire ? », m'enquis-je.

Yuan Yi ne montra, encore une fois, aucune émotion, malgré les remous de colère qui lui nouaient le ventre. Elle l'avait cherché, cette évocation de sa sœur. Elle n'avait qu'à s'en prendre qu'à elle-même.
Passant la langue sur ses lèvres d'une légère réflexion puis hocha la tête doucement.

La question de Mei Lin la surprit pourtant. Elle prit un instant pour répondre mais le fit avec un froncement de sourcils.

« J'ai quelqu'un à retrouver. Je règle mes comptes un à un, mais je n'oublie pas Xi Wang, et un jour... », s'interrompit-elle, avant de hausser les épaules, regardant cependant Mei Lin d'un air entendu, et déterminé. Elle ne s'était pas montré explicite mais comptait lui faire comprendre que rien ne pouvait changer sa décision.

Moi-même déterminée à remplir ma mission quel qu'en soit le prix, qui serais-je si je tentais de l'empêcher de suivre la sienne ? Chacun ses démons, chacun ses desseins. Mon devoir est à mon Empire, le sien est à elle-même.

« Je vois », fis-je finalement après quelques instants de réflexion. « Si je n'étais une officielle de l'Empire, je te souhaiterais de réussir. » Je lui offrais un sourire pour appuyer le message sous-entendu.

Yuan Yi accepta sa réaction avec un très bref sourire. Si elle n'avait encore aucune idée de la manière dont elle pourrait s'approcher de sa chère sœur, elle se promettait d'y remédier bientôt. Ses pistes étaient minces et elle avait besoin d'appuis et de fonds... ce qui pourrait venir avec quelques sacrifices.
Elle prit un temps de réflexion, regardant vers la sortie de la bibliothèque.

«Je pourrais me mettre à ton service. Ou de ton époux. Si vous le souhaitiez»

Elle couple son questionnement d'une inclinaison de tête humble, ne baissant toutefois pas le regard qui reste planté dans celui de Mei Lin avec intensité.

C'était une proposition terriblement attirante. Avoir une alliée sur qui compter dans le nid de vipère qu'était Sorréal serait un atout, mais le profil même de Yuan Yi en faisait également un poids non négligeable vis-à-vis de certains officiels de l'Empire. Je ne pouvais non plus ignorer que cette rencontre me paraissait par bien des aspects bien trop parfaite : les gens changeaient, et rien ne me disait que la véritable héritière des Zhou n'était pas devenue membre des Tian. Il me faudrait avant tout m'assurer de sa coopération.

« C'est un peu soudain », débutais-je, faussement pensive. « Quels types de services serais-tu prête à nous proposer ? Et qu'attendrais-tu en échange ? »

Yuan Yi, si elle ne se sentait pas dans son élément, l'élément dans lequel elle naviguait depuis dix ans, sentit revenir ses enseignements de l'époque. La rhétorique, la négociation. Elle savait qu'elle avait maintenant à défendre son argument, sans faire souffrir ses vieilles blessures mais avec justesse.
Un exercice à tenter.

«Protection. Surveillance. Intimidation. Espionnage.»

Quatre mots simples, qu'elle appuya avec le roulement d'une épaule forte. Elle offrait un contraste saisissant avec son amie, et elle savait que sa carrure d'aujourd'hui faisait forte impression.

«En échange... un accès à Rowa Nushen. Moyens et protection compris.»

Elle demeura imperturbable malgré la nature délicate de sa requête, croisant les doigts sous son menton. Elle savait le pari risqué, mais elle avait déjà attendu dix ans pour une telle opportunité.
Elle ajouta dans un souffle.

«D'ici quelques mois»

Il n'y avait, à ma connaissance, nulle raison qui empêche Yuan Yi de retrouver Rowa Nushen. Soit elle n'en était pas consciente, soit le complot était caché de tous. Je ne pouvais m'empêcher de me demander si les Tian étaient impliqués. Assurer sa sécurité dans la capitale ne serait pas chose aisée, sauf si ...

« Ce sont des compétences intéressantes, Yuan Yi, mais si la menace qui pèse sur ta personne est aussi grande que je l'imagine, tu dois comprendre que les risques vont en définitive me concerner aussi. J'ai cependant une alternative ... On m'a confié une mission, dont je ne peux parler à personne, mais mandatée par des personnalités assez importantes pour qu'elles soient en capacité de s'assurer qu'en cas de réussite, tu aies le libre passage jusqu'à Rowa Nushen. Ou peut-être même, si tu le désires, jusqu'à ta soeur. »

Comme souvent, je marquais un temps de pause pour laisser s'imprimer mes mots et leurs conséquences dans l'esprit de mes interlocuteurs.

« L'empire a beaucoup changé, depuis ... l'événement. Woo Li l'a transformé, et compte abolir le type d'injustice dont tu as été victime. Jusqu'où es-tu prête à aller, Yuan Yi, pour atteindre tes objectifs ? » Je l'observais avec un sourire compatissant, presque pour l'attendrir vers la réponse que j'espérais. Le genre de lâche manipulation auquel je m'adonnais inconsciemment.

Yuan Yi s'était construit au fil des dix ans écoulés une brutale honnêteté, rendue obligatoire par son handicap qui l'empêchait de minauder comme le faisait Mei Lin.
Si elle se doutait que ses intentions n'étaient pas tout à fait claires -après tout, elle avait reçu une éducation similaire, drapée dans les manipulations politiques-, elle se sentait rouillée, ses propres barrières l'empêchant paradoxalement de ne pas entrer dans son jeu. Alors elle y fonça. Après tout si ça la menait jusqu'où elle voulait...

«Pas de danger pour toi. Je n'existe pas, rappelle-toi.»

Son chuchotement était un brin désabusé, mais aussi entendu, pour couper court à toute protestation sur ce sujet.
Elle réfléchit ensuite à la formulation suivante, une gymnastique maintenant habituelle.

«Quant à mes limites. Je ne compte pas mourir pour ça. Et il me reste de la moralité»

Elle se racla ensuite la gorge douloureusement, pour la première fois, en fermant les yeux. Quand elle les rouvrit, elle était décidée.

«Parle-moi de cette mission dont tu ne peux parler à personne. Personne, c'est moi.»

Je secouais calmement la tête, en désaccord avec Yuan Yi sans pour autant vouloir présenter une opposition ferme.

« La politique ne marche pas comme cela, Yuan Yi. Tu n'existes pas, mais tu réapparais et que tu réalises ce que je pense que tu souhaites faire, je devrais aussi en accepter les conséquences », débutais-je, enchaînant sur ses autres propos.

« La première vérité de ma mission, c'est qu'elle demande de faire fi d'une certaine moralité. La seconde, c'est que je ne pourrais te parler de ses détails qu'à sa dernière étape, car moi-même ne suis pas au courant de la suite complète ou de la finalité des événements », mentis-je avec un air faussement résolu, avant de reprendre, cette fois sincère. « En tant qu'amie, en revanche, je me dois de te prévenir qu'il s'agit très certainement d'une voie sans retour : si je t'inscris dans cette mission, je devrais en informer mes supérieurs qui, de fait, connaitront ton implication dans ce projet. Je peux cependant t'assurer que, s'ils n'auront que peu d'intérêt pour ton passé ou tes objectifs, ils ont le pouvoir nécessaire pour te permettre de les accomplir, et sécuriser ton futur à long terme. Qu'il passe ou non par la vengeance ne tiendrait qu'à toi. »

Yuan Yi serra un peu la mâchoire pour seule réaction visible, tout en écoutant Mei Lin. Elle l'écouta jusqu'au bout sans l'interrompre, et garda encore un instant le silence dans sa réflexion tumultueuse et désagréable.
Elle fit sans s'en rendre compte un geste avec la main, d'agacement, comme si elle jetait quelque chose, avant de la reposer sur la table.
Bien sûr que ça ne marchait pas si facilement, mais elle aurait tenté, peut-être aurait-elle du se douter que dix ans après Mei Lin avait plus encore acéré son esprit critique.

Sécuriser son futur? C'était tentant. Renoncer aussi, c'était tentant. Elle devait choisir et vite, et bien. Dans ses pensées venaient des idées d'abandon que finalement elle balaya quand elle posa son regard sur sa main caleuse aux phalanges blanchies par les cicatrices, sur la table, bien éloignée de la main fine et délicate d'autrefois.
Elle n'était pas devenue ce qu'elle était maintenant, pour ne rien en retirer.
Si sa détermination faiblissait maintenant, c'est qu'elle faiblirait plus tard à la moindre occasion.

Elle releva les yeux sur Mei Lin après une minute interminable. Et hocha la tête.

«J'en suis»